CHAPITRE VII
La planète Ril et son zoo furent une découverte pour Joe Frinton.
Il les connaissait par l’image. Il ne se passait guère de semaine sans qu’une chaîne ou une autre de la télévision galactique ne donne un documentaire sur ce zoo. Mais pour s’en faire vraiment une idée, il fallait le voir.
Cet établissement, unique dans l’univers habité, couvrait un immense territoire de trois cents kilomètres de long sur deux cents de large. On y trouvait non seulement des palaces pourvus de tous les conforts, mais de véritables villes dotées de tout ce qui pouvait être agréable aux visiteurs. On y trouvait même une Université où de grands savants enseignaient la zoologie et la botanique.
En fait, c’était un immense centre de tourisme qui, chaque année, attirait sur la planète Ril plusieurs millions de curieux, amenés là par d’énormes paquebots transgalactiques. Beaucoup de gens y faisaient un séjour de plusieurs mois, et les plus pressés n’y demeuraient pas moins de quinze jours.
Depuis deux siècles, le renom de cette énorme entreprise n’avait cessé de croître. La capture du spirgau et des grands monstres de la planète Fulbert avait encore accru considérablement ce renom, au point que dans les années qui suivirent, il fallut refuser du monde.
La circulation à l’intérieur du zoo était assurée par des moyens très variés et ultra-rapides : engins aériens antigrav, trottoirs et escaliers roulants, autoroutes, trains souterrains se déplaçant à sept cents kilomètres à l’heure sur des coussins d’air.
Partout les bêtes – qui provenaient des deux cents planètes habitées et de trois ou quatre cents autres où les hommes parfois n’avaient fait que de brèves incursions – vivaient très au large, quasiment en liberté, même les fauves les plus redoutables. On pouvait voir ces derniers de près, sans être à aucun moment en danger, grâce au système des tourelles blindées auxquelles on accédait par des souterrains.
Les paysages étaient en outre d’une variété infinie et magnifiques. Des installations ingénieuses permettaient de présenter dans les meilleures conditions les animaux qui n’auraient pas pu vivre sur une planète du type terrestre, et pour qui les conditions de leur milieu d’origine (atmosphère, température, pression, pesanteur, végétation) avaient été recréées artificiellement.
Bien que ne disposant que de deux jours, Joe, guidé par Harp Loser ou par Lira, put voir tout ce qu’il y avait de plus intéressant. Il vit naturellement le spirgau.
Comme tous les visiteurs, il reçut un choc. Le spirgau se portait fort bien. Depuis cinq ans on ne le nourrissait qu’avec un aliment synthétique ressemblant à de la viande et qui lui convenait à merveille. Il en absorbait chaque jour une cinquantaine de tonnes.
— On n’a aucun moyen de le peser avec exactitude, expliqua Lira. Mais on croit qu’il a encore grossi. Mon père n’est jamais revenu le voir. Il dit que cela remuerait en lui trop de tristes souvenirs. Car il n’a jamais cessé de penser à la mort horrible de Marco Paoli et de Ril Boer. Cela le tourmente un peu comme un remords… Je ne connais pas d’homme plus sensible que lui…
*
* *
Le soir de leur arrivée sur Ril, Joe accompagna Loser et Lira dans la visite qu’ils firent à Pol Kakov.
Ce dernier ressemblait bien au portrait que le trappeur avait fait de lui au jeune reporter : un homme absolument chauve, aux yeux rieurs, aux gestes brusques, aux yeux très mobiles.
— Alors, te voilà, vieux bandit ! s’exclama-t-il en voyant Loser entrer dans son bureau.
— Eh ! oui, vieux coquin. Et tu vas encore dire, vieux pingre, que je viens avec l’intention de te soutirer une fortune en te procurant je ne sais quel mouton à six pattes.
Kakov se tourna vers la jeune fille :
— Excusez-nous, Lira… Mais nous sommes incorrigibles. Et qui est ce charmant jeune homme ? Votre fiancé, peut-être ?
Lira et Joe rougirent. Mais le trappeur dit d’un ton bourru :
— Non. Ce Monsieur est un ami à moi. Il s’appelle Frinton. Il est reporter à Télé-Terre… Et je vais l’emmener sur cette planète… Comment l’appelles-tu ?
— Lisbang… Mais tu y emmènes un reporter ? Voilà qui ne te ressemble guère… Aurais-tu pris goût à la publicité ?
— Nullement. Mais Joe est un drôle de reporter. Il garde pour lui ce que je lui dis… C’est un trappeur manqué… Maintenant parlons sérieusement… Que sais-tu de cette planète et de la bestiole que tu m’envoies chercher ?
— Pas grand-chose de plus que ce que je t’ai dit au téléphone.
Il ouvrit un tiroir et en sortit un dossier.
— Voici les coordonnées de Lisbang… Pas de difficulté de parcours. Avec ton rafiot, tu y seras en trois jours au plus. Voici des photos de cette planète, prises de divers points en orbite, puis à basse altitude pour le détail. C’est une planète du type terrestre, mais avec quelques variantes. Pesanteur un peu plus forte que sur la Terre. Atmosphère très convenable. Calottes glaciaires descendant très bas. Les chasseurs de fourrure n’ont opéré que dans les zones tropicales, où la température est fraîche, mais sans être positivement froide. Toute la végétation est blanche : feuilles, tiges, écorce, herbe, fleurs. Et la faune aussi. C’est la première fois que l’on voit ça. Tu tâcheras de me ramener quelques spécimens végétaux que je tâcherai d’acclimater ici. Ramène également quelques couples des bêtes qui te sembleront les plus curieuses. Il ne semble pas qu’il y ait des espèces géantes. Je ne crois donc pas que tu auras besoin d’un matériel spécial…
— Et les pieuvres bizarres dont tu m’as parlé…
— J’y arrive… Voici les deux zones où les chasseurs les ont vues… Je les ai encadrées au crayon bleu sur cette carte sommaire. Ce bout de côte avec cette péninsule qui a une forme curieuse, ces deux golfes symétriques, cette chaîne de montagnes, cette île te serviront de repères… Et voici une photo de cet étrange animal… Elle a été prise au téléobjectif, et n’est malheureusement pas très fameuse… Mais cela ressemble en effet vaguement à des pieuvres… À des pieuvres blanches… Avec toutefois une sorte de tête au-dessus du corps, et une sorte de couronne, avec des antennes, sur cette tête… Cela doit avoir, deux ou trois mètres de hauteur quand c’est debout…
— Les chasseurs n’ont pas essayé d’en tuer ?
— Si, bien sûr… Les deux fois où ils en ont vu, ils ont tiré dessus… De très loin… Un vrai feu de salve, m’ont-ils dit… Mais quand ils sont arrivés à l’endroit où ce gibier se trouvait, plus rien… Pourtant ce sont de fameux tireurs…
— Curieux… Mais moi je ne me sers pas de fusils, ajouta le trappeur en souriant…
— Voilà… Je t’ai dit tout ce que je savais… Prends ce dossier, et ramène-moi quelques-unes de ces bêtes blanches…
— Je crois que ce ne sera pas trop difficile…
— Moins difficile, certainement, que pour le spirgau. Et moins coûteux… Au fait, quand vas-tu me chercher la femelle de celui que nous avons, et à qui la solitude doit commencer à peser ?…
Harp Loser leva les bras au ciel.
— Pas moi ! Pas moi ! Trouve quelqu’un d’autre, vieux coquin… Faire une opération pareille une fois dans sa vie me paraît bien suffisant ! Et d’abord je me fais vieux…
— Tu te calomnies, crocodile chevelu… J’aurai en tout cas une chose intéressante à te proposer quand tu reviendras… C’est encore assez mystérieux pour le moment. Mais on doit me renseigner… En attendant, vous allez venir dîner tous les trois avec moi… On mangera du soja géant qui vient de la planète Suril et dont tu raffoles. Et je te ferai goûter des algues grillées de Gaolis. J’espère que M. Frinton est végétarien…
— Je le suis, dit Joe.
*
* *
Le surlendemain, à l’aube, ils quittaient Fril.
L’astronef de Harp Loser s’appelait, bien entendu, « Le Trappeur ». Kakov l’avait qualifié malicieusement de rafiot. En fait c’était un vaisseau de grande classe, moins rapide que certains destroyers, mais parfaitement équipé pour répondre à ce que son propriétaire attendait de lui. Il avait quatre-vingts mètres de long, deux ponts superposés, un vaste living-room, vingt cabines, et ses soutes, immenses, étaient aménagées pour recevoir les animaux capturés. Une remorque contenait le matériel et les petits véhicules aériens ou terrestres dont les trappeurs auraient à se servir.
Il y avait à bord, outre Loser, sa fille et Joe, sept membres seulement de l’équipe – car le patron, au dernier moment, n’avait pas jugé nécessaire d’emmener tout son personnel au complet pour ce qu’il considérait comme une toute petite expédition. Peter Patless, le pilote, était naturellement présent, avec ses deux adjoints, les mécaniciens Rif Solberg et Carol Libo. Tous trois d’ailleurs se transformeraient en trappeurs dès l’arrivée. Harry Song et les deux jeunes assistants Rog Willy et Sacha Grenier complétaient cette équipe réduite. Quant au biologiste Roald Misoky, comme sa présence était indispensable, il était là, lui aussi.
Pendant quarante-huit heures, ils filèrent dans le subespace. Puis, au terme de leur voyage, ils découvrirent une planète blanche, jaune et verte : Lisbang.
Les parties blanches – les plus abondantes – étaient celles que recouvraient des végétaux, herbages et forêts, ou les calottes glaciaires des pôles, qui descendaient en effet très bas. Les parties jaunes correspondaient à des déserts de sable. Les parties vertes étaient constituées par les océans, qui n’occupaient d’ailleurs que de faibles surfaces.
L’astronef fut mis en orbite. Harp Loser et Peter Patless cherchèrent alors, dans la zone tropicale, les points de repère qui leur avaient été indiqués. Comme il n’y avait que fort peu de nuages dans l’atmosphère, ils ne tardèrent pas à les découvrir. Une demi-heure plus tard, ils atterrissaient dans une sorte d’immense savane blanche, non loin d’une chaîne de montagnes qui semblait couverte de neige, mais qui en fait ne portait qu’un manteau de forêts.
Loser fut le premier à sauter sur le sol. Joe le suivait.
Le jeune reporter avait déjà visité beaucoup de planètes. Mais c’était la première fois qu’il mettait les pieds sur un globe non habité, et passablement différent, quant à son aspect général, des normes terrestres. Ce qui le saisit le plus, ce fut le silence total.
— Cette planète est blanche comme une jeune mariée, dit gaiement Harp.
L’air était vif, mais il ne faisait pas froid. Le ciel, au-dessus de leur tête, était d’un beau bleu, coupé par quelques nuages légers.
— Eh bien ! dit Lira, nous aurons tous les avantages d’un paysage qui semble hivernal et d’un climat qui me paraît tout à fait tempéré.
Elle avait déjà revêtu la tenue classique des trappeurs. Une vareuse grise en solide tissu synthétique, comportant à l’intérieur une armature métallique souple et robuste destinée à protéger contre les coups de griffes ou les morsures ; un pantalon assez ample, qui offrait les mêmes avantages ; des bottes spéciales montant jusqu’aux genoux.
Joe vit qu’elle était heureuse d’être là, que pour elle commençait une période de vie intense. Il était heureux lui aussi.
Le biologiste ramassa un brin d’herbe et l’examina avec curiosité.
— Je me demande, fit-il, pourquoi tout est blanc sur cette planète. Cela doit tenir à la composition même du sol. Je vais faire quelques prélèvements et quelques analyses.
— Père, dit Lira, j’ai envie d’aller faire une petite patrouille… Venez-vous avec moi, Joe ?
— Avec joie, dit le jeune homme.
— Eh bien ! allez vite vous mettre en tenue… Pendant ce temps je vais sortir de la soute une de nos chenillettes.
Joe remonta dans l’astronef. Avant leur départ de Suad, Harp lui avait fait essayer plusieurs vêtements de trappeur, et il avait emporté celui qui lui allait le mieux. Il s’était aussi initié à quelques procédés de chasse.
Quand il reparut, Lira était déjà installée au volant d’une petite chenillette. Il prit place à ses côtés.
Harp Loser leur fit quelques recommandations.
— Pour cette première sortie, n’allez pas trop loin. Il ne semble pas, d’après ce qu’ont dit les chasseurs de fourrures, qu’il y ait des bêtes bien dangereuses sur cette planète. Mais on ne sait jamais… En tout cas, si vous apercevez ces espèces de pieuvres, faites demi-tour immédiatement et prévenez-moi aussitôt par radio. Soyez prudents. Je compte sur vous pour y veiller, Joe, car Lira est parfois téméraire…
— J’y veillerai, Harp, dit le jeune homme.
L’instant d’après, ils filaient à travers l’étendue herbeuse. Ils n’avaient pas rabattu la capote métallique qui en cas de mauvais temps – ou de péril – les aurait protégés. Mais il suffisait de presser sur un bouton pour qu’elle basculât automatiquement.
Le vent jouait dans leurs cheveux. Le soleil – un soleil d’un jaune très pâle – était encore haut dans le ciel. Ils se dirigeraient vers la chaîne de montagnes, à assez vive allure, car le terrain ne présentait aucune difficulté particulière. Par endroits, l’herbe était plus haute, mais elle se pliait sous la chenille de leur véhicule et se redressait après leur passage.
Ils bavardaient avec animation. Lira disait sa joie d’être sur une planète qui ne ressemblait pas aux autres.
— Toute cette blancheur a je ne sais quoi de féerique.
Joe se sentait ému d’être auprès de cette jeune fille si séduisante et si hardie, sur un monde inconnu. Il aurait aimé lui dire les sentiments qu’elle lui inspirait. Sa timidité naturelle l’en empêchait. Il avait peur qu’elle ne se moquât de lui.
Le premier animal qu’ils aperçurent était une sorte de petit lévrier au corps très allongé, qui filait à grands bonds entre les herbes. Il était d’une blancheur immaculée.
— Oh ! la jolie créature, s’écria Lira. Nous allons la capturer… Passez-moi le filet… Et prenez le volant…
— Non, dit Joe… Je veux essayer moi-même.
— Si cela vous amuse, allez-y… Mais vous allez sûrement la rater.
Tandis que Lira accélérait et se dirigeait vers l’animal – qui maintenant fuyait, éperdu – Joe avait pris derrière lui un grand filet, pareil aux « éperviers » dont se servaient autrefois les pêcheurs. Il se mit à le faire tournoyer au-dessus de sa tête, et quand ils furent au niveau de la proie qu’ils poursuivaient, il le lança.
Le filet se déploya comme un éventail circulaire et retomba juste sur l’animal. Lira stoppa aussitôt. Ils sautèrent à terre.
Déjà le jeune homme se penchait sur sa capture.
— Attention, lui dit-elle. Cette jolie bête n’a pas l’air bien méchante. Mais elle a des dents, et elle a peur. Allez mettre vos gants métalliques.
La bête blanche se débattait dans le filet. Lira lui parlait, d’une voix douce, quasi maternelle, ce qui émut Joe.
— N’aie pas peur, mon mignon… Nous ne te voulons pas de mal… Tu es beau comme tout… Tu as une fourrure magnifique. Nous allons t’emmener, et tu seras bien traité…
Avec une grande dextérité, elle retira la bête du filet, lui passa une petite muselière, puis elle la prit sur ses genoux et se mit à la caresser tout en continuant à lui parler. Bientôt l’animal s’apaisa.
— Vous voyez, dit-elle, il commence à comprendre qu’il n’a rien à craindre…
— Vous l’avez littéralement charmé…
— Peut-être… Il y a peut-être un fluide apaisant qui émane de moi… Les bêtes comprennent cela… Une communication sans paroles s’établit…
Joe faillit dire : « Moi aussi, vous m’avez charmé et même envoûté. » Et il aurait bien voulu qu’une communication sans parole pût s’établir entre eux. Mais déjà elle ajoutait :
— En tout cas, pour votre coup d’essai, vous avez drôlement réussi… On dirait que vous avez fait cela toute votre vie…
— Oh ! ce doit être un hasard, dit-il.
— Pas tout à fait. Il faut être doué. Vous avez l’âme d’un trappeur… Vous devez en avoir aussi l’adresse.
Les dons de Joe se confirmèrent dans l’heure qui suivit. Car il captura un autre lévrier blanc, puis un animal plus petit, et aux formes moins élégantes.
Quand ils retournèrent vers l’astronef, Harp Loser le félicita chaudement.
Mais ils n’avaient pas vu de pieuvres terrestres.